Même s'il s'agit de lecture, je pense qu'il s'agit du lieu approprié.
Je m'explique : dans le bouquin que je viens de lire,
Les compagnons du Verre à soif , de
François Vignes (sic), un passage m'a plus qu'attiré, ça m'a fait directos l'effet : "Bon sang, mais ça ne peut qu'être cité en ces lieux !!".
Alors après un petit effort de dactylographie, voici cette prose. Bonne lecture
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- Moteur.
D'un mouvement parfaitement synchronisé, Dhole et Bébert levèrent le coude.
- Action.
Ils portèrent à leurs lèvres un verre ballon dont le contenu d'un rouge carminé avait des reflets mats.
- D'instinct, se risqua Dhole, je dirais que c'est un vin du Sud, un peu râpeux. Un Cahors, peut-être.
- Et vous Bébert ? questionna Mme Vidal.
- Moi, je dirais que c'est un vin pour la soif.
- Un vin pour la soif, et pourquoi pas un vin pour la messe ! Resservez-moi, Madame Vignal, que j'affûte mes papilles, suggéra Dhole d'un air détaché.
De bonnes grâce Mme Vidal remplit de nouveau les verres.
- Je maintiens que c'est un vin du Sud, peut-être même un Riojo. Ca me fait penser au vun que je buvais avec mon pote le Bison Ravi dans le Barrio Chino.
- Allez, trinquons !
- C'est toi qui fait le train ?
Au Verre à Soif, c'était un soir de dégustation aveugle qui, comme chacun sait, se caractérise par une augmentation du degré de cécité au fur et à mesure que l'on affine son jugement.
Il y avait là, le long du vieux comptoir en zinc, tout un mélange de pseudo-artistes et de petits commerçants, un conglomérat d'Africains tous vagues cousins de Bébert qui, depuis qu'il travaillait au service des déchets solides de la ville, ne quittait plus sa combinaison vert fluo d'éboueur municipal, une équipe d'ouvriers des chantiers avoisinants, un échantillon de touristes francophones égarés par un guide obsolète, un palmarès de buveurs, de dégustateurs alignés, si l'on peut dire, en triple file.
On approchait de l'heure où il est difficile de distinguer les free-lances de comptoir des buveurs de vocation, les amateurs soi-disant éclairés des esthètes assermentés.
Une fois vérifiées les séductions de ce vin neuf, aux charmes relatifs, on s'était lancé dans l'étude comparative ; des similitudes avaient été trouvées qui avec le Côtes-du-Rhône Valréas, qui avec le Touraine-Pinot.
La psychanalyste du quartier avait parlé de consanguinité avec un Cabernet-Merlot de toute petite venue.
On l'avait priée d'aller rejoindre son divan.
- Mon Divan le Terrible, gloussa-t-elle, plus lacanienne que jamais.
- A défaut de clients, il héberge au moins tes cuites, dit Dhole qui, dès qu'il voyait un psy, se prenait pour Antonin Artaud.
Vieille loi de la nature, des clans s'étaient formés : les tenants du Vacqueyras s'étaient farouchement opposés à un agrégat de buveurs de Chiroubles. Une conjuration de boit-menu, petits siroteurs d'occasion, tenta hyprocritement de jouer les majorités d'appoint.
Plus loin, on reprit la querelle des Anciens et des Modernes.
Les uns vantant les vertus du vieilissement en fûts de chêne.
Les autres soutenant que cette forme de thésaurisation était désuète dans une société qui pratiquait la gestion à flux tendus.
- Moi, dit le Belge de service, c'est avec les femmes que je gère mes stocks à flux tendus.
On fit assaut de culture, Vigier qui avait autrefois brillé dans un concours sur un sujet relatif à l'économie de la viticulture française, ne fut pas en reste. Il ne passa pas inaperçu lorsqu'il évoqua Catherine de Russie et sa garde de cosaques dont la seule fonction était de garder et d'acheminer à Saint-Petersbourg les barriques de son vignoble de Tokay.
Dhole qui, quel que soit le sujet, n'était jamais pris en défaut d'anecdotes, raconta comment, lors de la guerre de Cent ans, Castillon-la-Bataille (Gironde) était devenu un haut lieu historique grâce aux difficultés linguistiques des autochtones qui avaient transformé les ordre de tirs des Anglais "From Hedge" en "fromage". Ce qui, affirma-t-il péremptoire, mit fin à la guerre de Cent Ans et donna quelques années plus tard à la région, un de ses tout premiers crus.
Mme Vidal, pour étayer son propos, offrit une bouteille de Château Puy-Fromage qui, à défaut de pacifier les débats, acheva de réconcilier les puristes de tous bords.
Bref, d'épique, la soirée devint opaque.
Dhole, pour qui le meilleur vin avait toujours été celui qui reste à boire, fit preuve d'une grande sagesse en avançant le nom d'un Saint-Joseph.
Ce fut, de mémoire de Mme Vidal, le premier saint à faire l'unanimité en ces lieux impies.
Fort de cette victoire, et pour prévenir tout renversement d'alliance, il se lança dans des spéculations sur le vin et l'Histoire d'où il ressortait que l'ivresse avait toujours été un grand pourvoyeur de démocratie. C'est ainsi, apprit-on, que les soviets et les moujiks étaient ivres lors de la prise du Palais d'Hiver et que, d'une manière plus générale, les bastilles n'avaient jamais été prises à jeun.
Il allait entonner son célèbre :
"L'ivresse dissout les monstres
Travailleurs de tous les pays
Enivrez-vous",
lorsqu'il sentit que ses assertions réveillaient des clivages politiques que le vin avait assoupis.
Il se fit plus oecuménique, en appela à des vendanges planétaires, à la fraternité viticole et proposa de créer sur le champ la confrérie des Témoins de Géveor.
[...]
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