25-02-2004, 13:00
In L'Express du 23/02/2004
Lilian Thuram «Je ne suis pas le héros que vous croyez»
Lilian Thuram a 32 ans. En équipe de France, il fait partie des meubles. Mais il n'y a pas que le football dans sa vie. Membre du Haut Conseil à l'intégration, le défenseur de la Juventus de Turin est un acteur engagé de la société française. Dans notre mémoire collective, il est ce joueur qui, dans la tourmente d'un France-Algérie, n'a pas voulu regagner les vestiaires après l'envahissement du terrain par des supporters déchaînés. Le 29 février, il publiera un livre intitulé 8 Juillet 1998 (Anne Carrière). Souvenirs et réflexions d'un Bleu historique qui a toujours vu plus loin que le bout de ses crampons. Pour les profanes, rappelons que, ce 8 juillet 1998, notre homme envoya la France en finale de la Coupe grâce à deux buts venus d'ailleurs. L'entretien se déroule à Turin, au siège de la Juve. L'attachée de presse du club est assise à côté de lui. Le mot «dopage» déboule dans la conversation. Thuram grimace: «Aïe!» Un problème? «C'est elle J'ai cru qu'elle m'avait cassé le tibia!»
C'est si difficile d'évoquer le dopage et le procès de la Juventus de Turin, qui vient de s'achever?
Non, non, on peut en parler. Je n'ai rien à cacher. J'affirme qu'il est encore possible de jouer au foot sans prendre de médicaments. Personne, ici, ne m'a jamais obligé à avaler quoi que ce soit. D'ailleurs, si on m'oblige, en général, c'est mal parti. Quand je ressens une douleur, il peut m'arriver de me soigner avec des anti-inflammatoires. A part ça, rien à signaler. Même les vitamines, j'évite. J'essaie de me nourrir comme il faut. Je pratique la relaxation pour mieux récupérer. Et j'ai peut-être la chance d'avoir des qualités musculaires qui me permettent de supporter de grosses charges de travail. Parce que, en Italie, c'est vrai qu'on bosse. Au premier entraînement auquel j'ai participé, il y a huit ans, à Parme, j'ai cru que les gars préparaient le marathon.
Zinedine Zidane a reconnu qu'il prenait de la créatine lorsqu'il jouait à Turin. Il a précisé que, depuis qu'il est à Madrid, il n'y touche plus.
Eh bien, moi, je n'en ai jamais pris! Et l'on ne m'a jamais contraint à en prendre. Ce n'est pas parce qu'il y a une infirmerie à la disposition des joueurs qu'il faut nécessairement piocher dedans. Maintenant, si je joue mal, je joue mal. Et si je ne suis pas bien physiquement, je me repose. Ce n'est pas plus sorcier que cela.
La plupart des footballeurs vivent dans un cocon de privilégiés. Qu'est-ce qui vous pousse à vous battre pour des idées?
On est dans une bulle? Mais tout le monde est dans sa bulle! Les hommes politiques, les journalistes D'accord, ce n'est pas simple pour moi d'assister à tous les travaux du Haut Conseil à l'intégration, mais, justement, j'avais envie de la crever, cette satanée bulle. C'est France-Algérie qui m'a décidé à franchir le pas. Le jeune type que j'ai alpagué sur la pelouse, je voulais qu'il comprenne tout le mal qu'il faisait, à lui et aux siens, en agissant de la sorte. Mais, lui, il trouvait ça marrant. Et plus il trouvait ça marrant, plus ça m'énervait.
Le triomphe de la France black-blanc-beur lors du Mondial 1998, vous n'y avez jamais cru?
Jamais. La façon dont on a vendu cette idée - j'allais dire ce concept - m'a plutôt hérissé. Qui d'entre nous n'aime pas se retrouver dans une peau de vainqueur? Tout le monde signe. Ça n'allait pas plus loin que ça. Un grand défouloir, une cohésion nationale en trompe l'il. Et puis, sincèrement, une société dont la majorité des jeunes aspireraient à devenir Zidane ou Thuram, j'ai beau aimer le ballon, ce serait tout de même inquiétant
En Italie, le racisme fait des ravages dans les stades. Là aussi, vous êtes monté au front
Ça se calme un peu depuis deux ou trois ans, ou alors c'est parce que j'évolue à Turin et que ce n'est pas vraiment le genre de la maison Mais à Parme, à la fin des années 1990, j'ai vraiment connu la période honteuse du foot italien. Sur tous les stades, des abrutis jetaient des peaux de banane au gardien de but camerounais Joseph-Antoine Bell. Lors d'un match contre le Milan AC, nos supporters avaient entonné le même couplet durant quatre-vingt-dix minutes: «Ibrahim Ba mange des bananes sous la case de Weah » Ba et Weah, les deux joueurs africains de l'équipe adverse Dans la salle d'interview, après la rencontre, j'étais décidé à pousser un coup de gueule, mais le responsable des relations avec la presse m'en a dissuadé. Il m'a dit que ce n'était pas si grave et que la plupart des joueurs pensaient comme lui. Le lendemain, à l'entraînement, je suis tout de même allé voir les tifosi du club. Je leur ai demandé s'ils pensaient vraiment que les Noirs étaient des singes. Un journaliste traînait par là et mes propos ont été repris dans son canard. Au match suivant, à Udine, les supporters de Parme ont déployé une magnifique banderole à mon intention: «Thuram, respecte-nous». C'est beau, non?
Votre livre s'intitule 8 Juillet 1998. Comme si votre vie avait basculé ce soir-là?
Ma vie, non. C'est le regard des autres qui a changé. On a voulu faire de moi le héros que je n'étais pas. La foule a scandé mon nom sur les Champs-Elysées: «Thuram président!» On me répétait que j'avais qualifié l'équipe de France pour la finale de sa Coupe du monde. On me détaillait les deux buts que je venais d'inscrire contre la Croatie. Et moi, je me pinçais. Je me pince encore. J'ai vécu tout cela - le match, l'après-match - en état d'apesanteur. Rien n'explique ce qui s'est passé ce soir-là. Rien ne l'expliquera jamais.
Combien de buts avez-vous inscrits depuis ce jour béni?
Un seul. Un but en six ans. Un but sur un petit total de 300 matchs officiels disputés entre-temps avec la Juve et les Bleus. Et ce n'est pas une question de malchance. Ça a toujours été comme ça, tout au long de ma carrière. Vous connaissez mon palmarès de goleador sous le maillot de l'équipe de France? 94 sélections, 2 buts. Le premier du droit à la 47e du match contre la Croatie, le second, du gauche, vingt-deux minutes plus tard. Je n'en mets que deux, et ce sont les deux plus importants de l'histoire du foot français! Sans être un expert en calcul des probabilités, je crois qu'on est dans le domaine de l'infinitésimal, voire du miracle.
Avec le recul, vous n'avez toujours pas trouvé la clef du mystère?
Ces buts, je les ai revus des dizaines de fois. Franchement, j'ai du mal à me reconnaître. Rien, dans ma façon de jouer, ne justifie que je sollicite le une-deux avec Youri Djorkaeff ou Thierry Henry dans cette zone du terrain. Et cette frappe brossée du gauche sur le second but? Même à l'entraînement, même dans mes rêves, je ne la tente pas! Après le match, je me souviens que j'ai été désigné pour le contrôle antidopage. Le milieu de terrain croate Mario Stanic, mon coéquipier à Parme, un bon copain, avait été tiré au sort, lui aussi. Il m'a avoué que, la veille, il avait briefé son entraîneur, Miroslav Blazevic, au sujet des joueurs français évoluant en Italie. En ce qui me concerne, il avait été limpide. «Thuram? Dur à dribbler, intenable dans son couloir, mais, offensivement, c'est du velours. Il ne marque jamais. D'ailleurs, il ne tire jamais.» Le pauvre
Cet état d'apesanteur dans lequel vous vous trouviez, ça ressemble à quoi?
La seule comparaison qui me vienne à l'esprit, c'est un musicien de jazz quand il se met à improviser. La technique ne lui pose pas de problème. Le type connaît toute la gamme dans tous les tons et ses doigts répondent plus vite que son cerveau. Alors, il se lâche. Il oublie la partition, comme moi, ce soir-là, j'ai oublié l'enjeu, la tactique, les adversaires. Il n'y avait plus que moi et le ballon. C'est un état de grâce, un état second. Une sorte d'alchimie psychologique. Un jour, il faudra allumer un cierge en l'honneur de Stanic. Sans le savoir, il a probablement créé le déclic en me croisant dans le couloir qui mène à la pelouse, juste avant le début de la seconde mi-temps. Le score était de 0-0. Les Croates avaient cassé le rythme durant toute la première période. Et le public - qui s'en souvient? - commençait à gronder. Bref, Stanic m'a regardé fixement et il m'a soufflé en italien: «Questa è nostra.» «Ce match est pour nous.» Le seul truc qu'il ne fallait sans doute pas me dire. En tout cas, dès cette seconde, sa phrase n'a plus cessé de me hanter. Le match reprend. Bing! But de Suker. Les sifflets dégringolent des tribunes. Je suis hors de moi. Les gens pensent que je m'en veux pour une faute de placement sur le but croate. Ça reste à prouver. De toute façon, je n'y pense pas. C'est la petite voix de Stanic qui résonne dans ma tête. Questa è nostra. Non, vieux, ce match, il n'est pas pour vous! Sur l'action qui suit, j'égalise. Je tombe à la renverse. On me relève. Aucun bonheur. Aucune joie. J'ai envie de mordre. Je suis toujours sur les nerfs. La suite, on la connaît. Après mon second but, je reste agenouillé, incrédule, le doigt sur les lèvres. Marcel Desailly se précipite vers moi: «Mais qu'est-ce que tu fais, qu'est-ce que tu fais?» Et moi: «J'en sais rien, j'en sais rien!» Voilà, c'est tout ce dont je me souviens. Ce France-Croatie, c'est mon solo de Miles Davis.
Il paraît que, parfois, au coup de sifflet final, vous ne connaissez même pas le score du match que vous venez de disputer. L'état d'apesanteur, toujours?
Là, c'est autre chose. En rentrant au vestiaire, il m'arrive, en effet, de demander à mes partenaires combien on a gagné. Si on domine le match du début à la fin, je peux avoir l'impression que ça fait 4-0, alors qu'en réalité on a marqué que deux fois. J'ai du mal à m'ôter de la tête que le foot n'est pas qu'un jeu. Un jeu pour lequel on est très bien payé, certes, mais un jeu tout de même. Si l'adversaire inscrit un but, ce n'est pas la fin du monde. Il faut juste qu'on marque une fois de plus que lui. C'est ma philosophie. La même depuis vingt ans. Avec la Juve, avec les Bleus, comme avec les minimes des Portugais de Fontainebleau, mon club d'origine.
Il a tout de même fallu vous adapter à la mentalité du calcio, au culte de la défense, à l'obsession du résultat. Ou alors c'est l'Italie qui s'est adaptée à vous?
Un peu les deux. Mes débuts à Parme, en 1996, n'ont pas fait l'unanimité. Il faut savoir que, ici, si on prend un but, le réflexe est toujours le même. Qui n'a pas respecté les consignes? Où est le grain de sable qui a perturbé notre dispositif inviolable? A l'AS Monaco, où je jouais jusque-là, on ne se posait pas toutes ces questions. On réengageait et, en avant toute, on partait à l'abordage! Après les deux premiers matchs que j'ai disputés - et remportés - avec l'AS Parme, l'entraîneur, Carlo Ancelotti, m'a pris à part. Il était blême: «Mais Lilian, qu'est-ce que tu fais? Tu dribbles derrière, tu sors de ta défense Ce n'est pas comme ça qu'on joue en Italie!» Et il s'est mis à mimer un mouvement de balancier: «Giù, su.» Ce sont les deux premiers mots que j'ai appris là-bas. Je n'entendais que ça sur le terrain, du banc de touche ou de la part de mes équipiers: «Giù, su, giù, su » - «En haut, en bas, en haut, en bas » - ce qui signifie que le défenseur doit sans cesse monter, reculer, se positionner au gré des moindres mouvements du ballon. Finalement, j'ai bien écouté, j'ai beaucoup observé, et je crois que j'ai réussi l'amalgame des deux cultures. J'applique les schémas tactiques sans renier ma nature. Je défends, je contre-attaque, je joue au foot, quoi! C'est comme ça que l'équipe de France est devenue ce qu'elle est. Des joueurs se sont exilés en Italie ou en Angleterre. Ils ont pris le meilleur des championnats dans lesquels ils évoluaient. Et ils ont continué de cultiver leurs qualités spécifiques. A priori, ça ne nous a pas trop mal réussi.
Il y a aussi le joueur hors norme, le génie qui relègue tous les systèmes de jeu aux oubliettes: Zinedine Zidane. Il vous étonne encore, Zizou, sur un terrain?
Il m'étonnera jusqu'à la dernière seconde du dernier match qu'il disputera. Lui, il ne joue pas au football, il invente des solutions. Jamais les mêmes. Presque toujours les bonnes. Je l'ai connu à 17 ans, lors d'un stage de présélection pour l'équipe de France junior. Il jonglait avec un ballon tout seul dans son coin. Je me suis arrêté de courir pour admirer l'artiste. J'ai tout de suite compris à qui j'avais affaire. La plus grande qualité de Zizou, au-delà de sa classe surnaturelle, c'est son altruisme. Ses prouesses techniques, il ne les exécute que pour simplifier la tâche des autres. La gloire ne l'a pas changé. A 17 ans, il lui arrivait de laisser sa place à n'importe qui pour tirer un coup franc. J'allais le voir en furie: «Mais qu'est-ce qui te prend? Il est pour toi, celui-là.» La réponse était toujours la même: «Bah! Il m'a dit qu'il le sentait » En général, le type le sentait si bien que le ballon terminait derrière les grillages. Dans quatre mois, à l'Euro, pour peu que je lui demande gentiment, je suis sûr qu'il est capable de me donner ma chance sur un coup franc décisif à la 90e minute de la demi-finale. Je le connais. Heureusement, je me connais aussi. Je ne risque pas de lui arracher le ballon des mains.
En équipe de France, c'est tout de même lui le patron?
Il a beau être muet, sa personnalité a une influence énorme sur tous les autres joueurs. La modestie de Zizou, sa simplicité vraie ont fait de l'équipe de France un club où les comportements de diva n'ont pas leur place. A ce qu'il paraît, ça n'a pas toujours été le cas. Des jeunes qui débarquent chez les Bleus couverts d'argent et de superlatifs, ce n'est pas ce qui manque. Mais, lorsqu'ils découvrent que le meilleur joueur du monde n'a jamais un mot plus haut que l'autre envers un coéquipier qui vient de rater une passe, ça les calme. Et quand ils le voient courir comme un lapin pour récupérer le ballon, les rares fois où il le perd, ils ont définitivement compris qu'ils sont là pour mouiller le maillot.
Aujourd'hui, il y a prescription: comment expliquez-vous le fiasco des Bleus lors de la dernière Coupe du monde? Jusqu'à présent les joueurs ont été plutôt avares d'explications.
Il faut d'abord évacuer les mauvais alibis: le décalage horaire, la fatigue accumulée tout au long de la saison, la préparation gâchée par les impératifs publicitaires des uns et des autres Que reste-t-il? Les blessures de Zidane et de Pires. Deux pièces majeures de notre équipe, deux éléments clefs de notre stratégie initiale. Mais cela ne suffit pas à justifier notre élimination au premier tour. Nous avions les joueurs pour les remplacer. Il fallait juste changer de dispositif tactique. On ne joue pas de la même façon avec ou sans Zizou et Robert. J'en étais convaincu. Tous les joueurs en étaient convaincus. Petit à petit, entre Roger Lemerre et nous, l'incompréhension s'est installée. Mais personne n'a eu le courage de crever l'abcès. Moi, le premier. Et je m'en veux encore. On a gagné la Coupe du monde des apartés. En entérinant des choix avec lesquels nous étions en complet désaccord, nous savions, implicitement, que nous allions dans le mur. Mais l'excuse était toute trouvée. Le bouc émissaire, aussi. C'était une façon assez pratique et plutôt confortable d'accepter la défaite. Le sélectionneur a assumé toutes les responsabilités de ce naufrage. Lui, au moins, est allé au bout de ses idées. Ce n'est pas le cas des joueurs. Sur ce coup-là, nous n'avons pas été honnêtes.
Tactiquement, il fallait changer quoi au juste?
Je préfère ne pas en dire plus. Ce serait idiot de blesser des joueurs. Et puis c'est du passé. Si on parlait de l'Euro, au Portugal, en juin prochain
Un deuxième titre de champion d'Europe pour oublier le cauchemar coréen?
Rien n'effacera la Corée. Si vous voulez tout savoir, on n'a jamais été aussi forts que là-bas. En 2002, nous étions dix fois meilleurs qu'en 1998. Et c'est ça qui me rend dingue. Enfin, bon, j'arrête L'Euro? Je ne vais pas annoncer la couleur à quatre mois de la compétition. La deuxième étoile sur le maillot avant d'avoir remis son titre en jeu, on a déjà donné. Donc, je ne promets rien. Ou alors juste une petite chose: au moindre début de commencement de la plus infime bisbille, je vous garantis qu'on va se regarder dans les yeux et qu'on mettra tout sur la table. En famille, comme des grands. On est des grands, non?
Lilian Thuram «Je ne suis pas le héros que vous croyez»
Lilian Thuram a 32 ans. En équipe de France, il fait partie des meubles. Mais il n'y a pas que le football dans sa vie. Membre du Haut Conseil à l'intégration, le défenseur de la Juventus de Turin est un acteur engagé de la société française. Dans notre mémoire collective, il est ce joueur qui, dans la tourmente d'un France-Algérie, n'a pas voulu regagner les vestiaires après l'envahissement du terrain par des supporters déchaînés. Le 29 février, il publiera un livre intitulé 8 Juillet 1998 (Anne Carrière). Souvenirs et réflexions d'un Bleu historique qui a toujours vu plus loin que le bout de ses crampons. Pour les profanes, rappelons que, ce 8 juillet 1998, notre homme envoya la France en finale de la Coupe grâce à deux buts venus d'ailleurs. L'entretien se déroule à Turin, au siège de la Juve. L'attachée de presse du club est assise à côté de lui. Le mot «dopage» déboule dans la conversation. Thuram grimace: «Aïe!» Un problème? «C'est elle J'ai cru qu'elle m'avait cassé le tibia!»
C'est si difficile d'évoquer le dopage et le procès de la Juventus de Turin, qui vient de s'achever?
Non, non, on peut en parler. Je n'ai rien à cacher. J'affirme qu'il est encore possible de jouer au foot sans prendre de médicaments. Personne, ici, ne m'a jamais obligé à avaler quoi que ce soit. D'ailleurs, si on m'oblige, en général, c'est mal parti. Quand je ressens une douleur, il peut m'arriver de me soigner avec des anti-inflammatoires. A part ça, rien à signaler. Même les vitamines, j'évite. J'essaie de me nourrir comme il faut. Je pratique la relaxation pour mieux récupérer. Et j'ai peut-être la chance d'avoir des qualités musculaires qui me permettent de supporter de grosses charges de travail. Parce que, en Italie, c'est vrai qu'on bosse. Au premier entraînement auquel j'ai participé, il y a huit ans, à Parme, j'ai cru que les gars préparaient le marathon.
Zinedine Zidane a reconnu qu'il prenait de la créatine lorsqu'il jouait à Turin. Il a précisé que, depuis qu'il est à Madrid, il n'y touche plus.
Eh bien, moi, je n'en ai jamais pris! Et l'on ne m'a jamais contraint à en prendre. Ce n'est pas parce qu'il y a une infirmerie à la disposition des joueurs qu'il faut nécessairement piocher dedans. Maintenant, si je joue mal, je joue mal. Et si je ne suis pas bien physiquement, je me repose. Ce n'est pas plus sorcier que cela.
La plupart des footballeurs vivent dans un cocon de privilégiés. Qu'est-ce qui vous pousse à vous battre pour des idées?
On est dans une bulle? Mais tout le monde est dans sa bulle! Les hommes politiques, les journalistes D'accord, ce n'est pas simple pour moi d'assister à tous les travaux du Haut Conseil à l'intégration, mais, justement, j'avais envie de la crever, cette satanée bulle. C'est France-Algérie qui m'a décidé à franchir le pas. Le jeune type que j'ai alpagué sur la pelouse, je voulais qu'il comprenne tout le mal qu'il faisait, à lui et aux siens, en agissant de la sorte. Mais, lui, il trouvait ça marrant. Et plus il trouvait ça marrant, plus ça m'énervait.
Le triomphe de la France black-blanc-beur lors du Mondial 1998, vous n'y avez jamais cru?
Jamais. La façon dont on a vendu cette idée - j'allais dire ce concept - m'a plutôt hérissé. Qui d'entre nous n'aime pas se retrouver dans une peau de vainqueur? Tout le monde signe. Ça n'allait pas plus loin que ça. Un grand défouloir, une cohésion nationale en trompe l'il. Et puis, sincèrement, une société dont la majorité des jeunes aspireraient à devenir Zidane ou Thuram, j'ai beau aimer le ballon, ce serait tout de même inquiétant
En Italie, le racisme fait des ravages dans les stades. Là aussi, vous êtes monté au front
Ça se calme un peu depuis deux ou trois ans, ou alors c'est parce que j'évolue à Turin et que ce n'est pas vraiment le genre de la maison Mais à Parme, à la fin des années 1990, j'ai vraiment connu la période honteuse du foot italien. Sur tous les stades, des abrutis jetaient des peaux de banane au gardien de but camerounais Joseph-Antoine Bell. Lors d'un match contre le Milan AC, nos supporters avaient entonné le même couplet durant quatre-vingt-dix minutes: «Ibrahim Ba mange des bananes sous la case de Weah » Ba et Weah, les deux joueurs africains de l'équipe adverse Dans la salle d'interview, après la rencontre, j'étais décidé à pousser un coup de gueule, mais le responsable des relations avec la presse m'en a dissuadé. Il m'a dit que ce n'était pas si grave et que la plupart des joueurs pensaient comme lui. Le lendemain, à l'entraînement, je suis tout de même allé voir les tifosi du club. Je leur ai demandé s'ils pensaient vraiment que les Noirs étaient des singes. Un journaliste traînait par là et mes propos ont été repris dans son canard. Au match suivant, à Udine, les supporters de Parme ont déployé une magnifique banderole à mon intention: «Thuram, respecte-nous». C'est beau, non?
Votre livre s'intitule 8 Juillet 1998. Comme si votre vie avait basculé ce soir-là?
Ma vie, non. C'est le regard des autres qui a changé. On a voulu faire de moi le héros que je n'étais pas. La foule a scandé mon nom sur les Champs-Elysées: «Thuram président!» On me répétait que j'avais qualifié l'équipe de France pour la finale de sa Coupe du monde. On me détaillait les deux buts que je venais d'inscrire contre la Croatie. Et moi, je me pinçais. Je me pince encore. J'ai vécu tout cela - le match, l'après-match - en état d'apesanteur. Rien n'explique ce qui s'est passé ce soir-là. Rien ne l'expliquera jamais.
Combien de buts avez-vous inscrits depuis ce jour béni?
Un seul. Un but en six ans. Un but sur un petit total de 300 matchs officiels disputés entre-temps avec la Juve et les Bleus. Et ce n'est pas une question de malchance. Ça a toujours été comme ça, tout au long de ma carrière. Vous connaissez mon palmarès de goleador sous le maillot de l'équipe de France? 94 sélections, 2 buts. Le premier du droit à la 47e du match contre la Croatie, le second, du gauche, vingt-deux minutes plus tard. Je n'en mets que deux, et ce sont les deux plus importants de l'histoire du foot français! Sans être un expert en calcul des probabilités, je crois qu'on est dans le domaine de l'infinitésimal, voire du miracle.
Avec le recul, vous n'avez toujours pas trouvé la clef du mystère?
Ces buts, je les ai revus des dizaines de fois. Franchement, j'ai du mal à me reconnaître. Rien, dans ma façon de jouer, ne justifie que je sollicite le une-deux avec Youri Djorkaeff ou Thierry Henry dans cette zone du terrain. Et cette frappe brossée du gauche sur le second but? Même à l'entraînement, même dans mes rêves, je ne la tente pas! Après le match, je me souviens que j'ai été désigné pour le contrôle antidopage. Le milieu de terrain croate Mario Stanic, mon coéquipier à Parme, un bon copain, avait été tiré au sort, lui aussi. Il m'a avoué que, la veille, il avait briefé son entraîneur, Miroslav Blazevic, au sujet des joueurs français évoluant en Italie. En ce qui me concerne, il avait été limpide. «Thuram? Dur à dribbler, intenable dans son couloir, mais, offensivement, c'est du velours. Il ne marque jamais. D'ailleurs, il ne tire jamais.» Le pauvre
Cet état d'apesanteur dans lequel vous vous trouviez, ça ressemble à quoi?
La seule comparaison qui me vienne à l'esprit, c'est un musicien de jazz quand il se met à improviser. La technique ne lui pose pas de problème. Le type connaît toute la gamme dans tous les tons et ses doigts répondent plus vite que son cerveau. Alors, il se lâche. Il oublie la partition, comme moi, ce soir-là, j'ai oublié l'enjeu, la tactique, les adversaires. Il n'y avait plus que moi et le ballon. C'est un état de grâce, un état second. Une sorte d'alchimie psychologique. Un jour, il faudra allumer un cierge en l'honneur de Stanic. Sans le savoir, il a probablement créé le déclic en me croisant dans le couloir qui mène à la pelouse, juste avant le début de la seconde mi-temps. Le score était de 0-0. Les Croates avaient cassé le rythme durant toute la première période. Et le public - qui s'en souvient? - commençait à gronder. Bref, Stanic m'a regardé fixement et il m'a soufflé en italien: «Questa è nostra.» «Ce match est pour nous.» Le seul truc qu'il ne fallait sans doute pas me dire. En tout cas, dès cette seconde, sa phrase n'a plus cessé de me hanter. Le match reprend. Bing! But de Suker. Les sifflets dégringolent des tribunes. Je suis hors de moi. Les gens pensent que je m'en veux pour une faute de placement sur le but croate. Ça reste à prouver. De toute façon, je n'y pense pas. C'est la petite voix de Stanic qui résonne dans ma tête. Questa è nostra. Non, vieux, ce match, il n'est pas pour vous! Sur l'action qui suit, j'égalise. Je tombe à la renverse. On me relève. Aucun bonheur. Aucune joie. J'ai envie de mordre. Je suis toujours sur les nerfs. La suite, on la connaît. Après mon second but, je reste agenouillé, incrédule, le doigt sur les lèvres. Marcel Desailly se précipite vers moi: «Mais qu'est-ce que tu fais, qu'est-ce que tu fais?» Et moi: «J'en sais rien, j'en sais rien!» Voilà, c'est tout ce dont je me souviens. Ce France-Croatie, c'est mon solo de Miles Davis.
Il paraît que, parfois, au coup de sifflet final, vous ne connaissez même pas le score du match que vous venez de disputer. L'état d'apesanteur, toujours?
Là, c'est autre chose. En rentrant au vestiaire, il m'arrive, en effet, de demander à mes partenaires combien on a gagné. Si on domine le match du début à la fin, je peux avoir l'impression que ça fait 4-0, alors qu'en réalité on a marqué que deux fois. J'ai du mal à m'ôter de la tête que le foot n'est pas qu'un jeu. Un jeu pour lequel on est très bien payé, certes, mais un jeu tout de même. Si l'adversaire inscrit un but, ce n'est pas la fin du monde. Il faut juste qu'on marque une fois de plus que lui. C'est ma philosophie. La même depuis vingt ans. Avec la Juve, avec les Bleus, comme avec les minimes des Portugais de Fontainebleau, mon club d'origine.
Il a tout de même fallu vous adapter à la mentalité du calcio, au culte de la défense, à l'obsession du résultat. Ou alors c'est l'Italie qui s'est adaptée à vous?
Un peu les deux. Mes débuts à Parme, en 1996, n'ont pas fait l'unanimité. Il faut savoir que, ici, si on prend un but, le réflexe est toujours le même. Qui n'a pas respecté les consignes? Où est le grain de sable qui a perturbé notre dispositif inviolable? A l'AS Monaco, où je jouais jusque-là, on ne se posait pas toutes ces questions. On réengageait et, en avant toute, on partait à l'abordage! Après les deux premiers matchs que j'ai disputés - et remportés - avec l'AS Parme, l'entraîneur, Carlo Ancelotti, m'a pris à part. Il était blême: «Mais Lilian, qu'est-ce que tu fais? Tu dribbles derrière, tu sors de ta défense Ce n'est pas comme ça qu'on joue en Italie!» Et il s'est mis à mimer un mouvement de balancier: «Giù, su.» Ce sont les deux premiers mots que j'ai appris là-bas. Je n'entendais que ça sur le terrain, du banc de touche ou de la part de mes équipiers: «Giù, su, giù, su » - «En haut, en bas, en haut, en bas » - ce qui signifie que le défenseur doit sans cesse monter, reculer, se positionner au gré des moindres mouvements du ballon. Finalement, j'ai bien écouté, j'ai beaucoup observé, et je crois que j'ai réussi l'amalgame des deux cultures. J'applique les schémas tactiques sans renier ma nature. Je défends, je contre-attaque, je joue au foot, quoi! C'est comme ça que l'équipe de France est devenue ce qu'elle est. Des joueurs se sont exilés en Italie ou en Angleterre. Ils ont pris le meilleur des championnats dans lesquels ils évoluaient. Et ils ont continué de cultiver leurs qualités spécifiques. A priori, ça ne nous a pas trop mal réussi.
Il y a aussi le joueur hors norme, le génie qui relègue tous les systèmes de jeu aux oubliettes: Zinedine Zidane. Il vous étonne encore, Zizou, sur un terrain?
Il m'étonnera jusqu'à la dernière seconde du dernier match qu'il disputera. Lui, il ne joue pas au football, il invente des solutions. Jamais les mêmes. Presque toujours les bonnes. Je l'ai connu à 17 ans, lors d'un stage de présélection pour l'équipe de France junior. Il jonglait avec un ballon tout seul dans son coin. Je me suis arrêté de courir pour admirer l'artiste. J'ai tout de suite compris à qui j'avais affaire. La plus grande qualité de Zizou, au-delà de sa classe surnaturelle, c'est son altruisme. Ses prouesses techniques, il ne les exécute que pour simplifier la tâche des autres. La gloire ne l'a pas changé. A 17 ans, il lui arrivait de laisser sa place à n'importe qui pour tirer un coup franc. J'allais le voir en furie: «Mais qu'est-ce qui te prend? Il est pour toi, celui-là.» La réponse était toujours la même: «Bah! Il m'a dit qu'il le sentait » En général, le type le sentait si bien que le ballon terminait derrière les grillages. Dans quatre mois, à l'Euro, pour peu que je lui demande gentiment, je suis sûr qu'il est capable de me donner ma chance sur un coup franc décisif à la 90e minute de la demi-finale. Je le connais. Heureusement, je me connais aussi. Je ne risque pas de lui arracher le ballon des mains.
En équipe de France, c'est tout de même lui le patron?
Il a beau être muet, sa personnalité a une influence énorme sur tous les autres joueurs. La modestie de Zizou, sa simplicité vraie ont fait de l'équipe de France un club où les comportements de diva n'ont pas leur place. A ce qu'il paraît, ça n'a pas toujours été le cas. Des jeunes qui débarquent chez les Bleus couverts d'argent et de superlatifs, ce n'est pas ce qui manque. Mais, lorsqu'ils découvrent que le meilleur joueur du monde n'a jamais un mot plus haut que l'autre envers un coéquipier qui vient de rater une passe, ça les calme. Et quand ils le voient courir comme un lapin pour récupérer le ballon, les rares fois où il le perd, ils ont définitivement compris qu'ils sont là pour mouiller le maillot.
Aujourd'hui, il y a prescription: comment expliquez-vous le fiasco des Bleus lors de la dernière Coupe du monde? Jusqu'à présent les joueurs ont été plutôt avares d'explications.
Il faut d'abord évacuer les mauvais alibis: le décalage horaire, la fatigue accumulée tout au long de la saison, la préparation gâchée par les impératifs publicitaires des uns et des autres Que reste-t-il? Les blessures de Zidane et de Pires. Deux pièces majeures de notre équipe, deux éléments clefs de notre stratégie initiale. Mais cela ne suffit pas à justifier notre élimination au premier tour. Nous avions les joueurs pour les remplacer. Il fallait juste changer de dispositif tactique. On ne joue pas de la même façon avec ou sans Zizou et Robert. J'en étais convaincu. Tous les joueurs en étaient convaincus. Petit à petit, entre Roger Lemerre et nous, l'incompréhension s'est installée. Mais personne n'a eu le courage de crever l'abcès. Moi, le premier. Et je m'en veux encore. On a gagné la Coupe du monde des apartés. En entérinant des choix avec lesquels nous étions en complet désaccord, nous savions, implicitement, que nous allions dans le mur. Mais l'excuse était toute trouvée. Le bouc émissaire, aussi. C'était une façon assez pratique et plutôt confortable d'accepter la défaite. Le sélectionneur a assumé toutes les responsabilités de ce naufrage. Lui, au moins, est allé au bout de ses idées. Ce n'est pas le cas des joueurs. Sur ce coup-là, nous n'avons pas été honnêtes.
Tactiquement, il fallait changer quoi au juste?
Je préfère ne pas en dire plus. Ce serait idiot de blesser des joueurs. Et puis c'est du passé. Si on parlait de l'Euro, au Portugal, en juin prochain
Un deuxième titre de champion d'Europe pour oublier le cauchemar coréen?
Rien n'effacera la Corée. Si vous voulez tout savoir, on n'a jamais été aussi forts que là-bas. En 2002, nous étions dix fois meilleurs qu'en 1998. Et c'est ça qui me rend dingue. Enfin, bon, j'arrête L'Euro? Je ne vais pas annoncer la couleur à quatre mois de la compétition. La deuxième étoile sur le maillot avant d'avoir remis son titre en jeu, on a déjà donné. Donc, je ne promets rien. Ou alors juste une petite chose: au moindre début de commencement de la plus infime bisbille, je vous garantis qu'on va se regarder dans les yeux et qu'on mettra tout sur la table. En famille, comme des grands. On est des grands, non?
Ana flamoute ?